VIII
MADRAS

Debout, parfaitement immobile près de la rambarde de dunette, Bolitho regardait le pays immense qui sur chaque bord s’étendait à perte de vue. Éclairées par le soleil levant, les innombrables maisons blanches s’étageaient sur des gradins ; çà et là, s’élevaient de gracieux minarets et des dômes dorés. Le paysage était beau à couper le souffle : les matelots eux-mêmes en restaient bouche bée, ils allaient et venaient sur les ponts sans mot dire.

Bolitho se tourna et regarda Herrick, très bronzé et étrangement inaccessible dans son plus bel uniforme :

— Nous avons réussi.

Levant sa longue-vue, il observa quelques boutres à la poupe élevée qui filaient vent arrière, leurs voiles bien creuses comme des ailes. Même ces embarcations contribuaient à l’attrait magique de l’endroit.

— Laisse porter d’un quart, dit Mudge.

Et lui aussi retomba dans le silence ; on entendit grincer la roue.

Peut-être était-il satisfait ; il avait tout lieu de l’être, pensa Bolitho. Le nom même de Madras était une étape importante, qui prouvait ce qu’ensemble ils avaient accompli en trois mois et deux jours, depuis qu’ils avaient quitté la rade de Spithead. Bolitho se souvenait d’avoir lu à l’époque l’incrédulité sur le visage épais de Mudge, quand il avait laissé entendre que le voyage pourrait être achevé en cent jours.

— Oui, commandant, dit paisiblement Herrick. Depuis que nous avons quitté la côte africaine, dame Chance est avec nous, c’est certain.

Et il lui adressa un large sourire.

— Vous et votre dame Chance !

Bolitho lui non plus ne put retenir un sourire.

Herrick avait bien résumé la situation. Quelques jours après leur escale, après qu’ils avaient laissé dans leur sillage les morts et les mourants, le vent s’était levé du sud-ouest : c’était l’extrême limite de la mousson, qui devait les accompagner pendant tout le trajet. Jour après jour, tout dessus, l’Undine avait taillé de la route, libre, insouciante, son gaillard continuellement aspergé d’embruns, escortée en permanence par les dauphins et autres poissons bizarres. Leur dernière épreuve avait été l’odieux affrontement avec les pirogues de guerre, le spectacle du matelot écorché vif et tout ce qui s’en était suivi.

Bolitho regarda un instant les huniers battre doucement, et le foc solitaire à l’avant ; l’Undine avait juste assez d’erre pour s’avancer dans cette rade foraine, au milieu d’un nombre impressionnant de navires.

Madras était le comptoir britannique le plus important sur la côte sud-est de ce continent, une tête de pont pour de nouvelles conquêtes, pour des échanges commerciaux, pour d’autres découvertes. Les noms eux-mêmes symbolisaient de nouveaux défis : le Siam et Malacca, Java dans le sud-est et, au delà, un million d’îles inconnues.

Bolitho vit un énorme navire marchand qui larguait sa toile en virant lourdement de bord dans un pâle banc de brume de mer. Avec ses sabords peints en échiquier, et vu ses manœuvres impeccables, on aurait pu le prendre pour un navire de guerre. Mais c’était un vaisseau de la Compagnie des Indes orientales ; trois mois plus tôt, Bolitho aurait donné son bras droit en échange de quelques-uns de ses matelots : bien formés, disciplinés, ils étaient supérieurs à bien des égards aux équipages de la marine de guerre. La Compagnie pouvait se permettre de leur offrir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, tandis que la marine de guerre dépendait en grande partie des hommes qu’elle pouvait se procurer par d’autres moyens : ce qui voulait dire qu’en temps de guerre, elle devait avoir recours aux racoleurs.

Bolitho avait longuement pesé l’injustice de ce système. Un jour peut-être, de son vivant, il espérait voir tout cela changer. Il espérait que la marine royale pourrait offrir les mêmes justes gratifications.

Le pavillon du grand vaisseau de la Compagnie fut amené et rehissé à sa corne d’artimon ; Bolitho entendit Keen donner ordre à ses hommes de rendre le salut.

Puis il regarda de nouveau son équipage ; il savait maintenant qu’il ne souhaitait pas en changer, tout simplement parce que cela lui facilitait la vie. Hâlés par le soleil, endurcis par leur dur travail et des exercices réguliers de manœuvre et d’artillerie, ils n’étaient plus les mêmes ; l’équipage n’avait plus grand-chose à voir avec l’assortiment hétéroclite embarqué à Spithead.

Il sourit en jaugeant du regard le navire de la Compagnie : ce bateau avait beau posséder un équipage parfait, il était tenu de saluer un navire du roi, son Undine.

Mudge se moucha bruyamment et lança :

— Dans cinq minutes à peu près, commandant.

Bolitho leva la main, le second maître lui indiqua d’un signe qu’il était paré aux ancres, avec son équipe : c’était Fowlar, un homme qui avait prouvé sa valeur et sa loyauté ; il méritait d’ores et déjà une promotion ; elle lui serait accordée à la première occasion.

Le capitaine Bellairs procédait à l’inspection des tambours : sous le soleil éclatant, il ressemblait plus que jamais à un soldat de plomb bien astiqué.

Davy et Soames étaient sur le pont de batterie avec leurs escouades respectives ; jamais la frégate n’avait eu plus fière allure.

Bolitho entendit des voix derrière lui : don Puigserver et Raymond s’entretenaient près de la lisse de couronnement. Comme lui, ils avaient probablement hâte de découvrir ce qui les attendait ici à Madras. Puigserver, étonnamment élégant, portait un habit de lieutenant qui avait été décousu et recoupé par la servante de Mme Raymond, avec l’aide gracieuse de Jonas Tait, le maître-voilier de l’Undine. Tait était borgne, mais très adroit ; c’était probablement l’homme le plus laid du bord. La servante semblait le trouver fascinant.

— Eh bien, commandant, vous devez vous sentir content de vous aujourd’hui ?

Mme Raymond sortit par la descente de la cabine et traversa la dunette jusqu’à lui d’un pas souple ; elle était désormais habituée au mouvement et au comportement de l’Undine par tous les temps. Elle non plus n’était plus la même. Toujours distante, elle avait cependant abandonné ce voile d’indifférence à la vie du bord qui avait tant irrité Bolitho au début. La vaste provision personnelle d’aliments raffinés qu’elle avait embarquée avec elle à Santa Cruz s’était évanouie depuis longtemps, et elle s’était adaptée à l’ordinaire du bord sans guère se plaindre.

— Certes, Madame, dit-il en montrant du doigt l’avant du navire. Vous allez bientôt vous défaire des odeurs et des bruits d’une petite frégate. Je ne doute pas qu’une dame anglaise vive ici comme une reine.

— Peut-être, dit-elle en tournant la tête comme pour regarder son mari. J’espère vous voir quand vous descendrez à terre. Ici, après tout, c’est vous le roi ! dit-elle en riant légèrement. À bien des égards, je regrette de quitter votre bord.

Bolitho la considéra pensivement. Il se souvint de son retour sur le navire, après la poursuite avec les pirogues. Il était à bout de forces, il dormait debout, et sa pugnacité cédait le pas à l’épuisement ; il avait en outre perdu le souvenir du soulagement éprouvé immédiatement après avoir survécu. Mme Raymond l’avait guidé jusqu’à un fauteuil, lançant des ordres à sa servante, à Noddall stupéfait et même à Allday ; on eût dit qu’elle prenait les choses en main. En l’entendant ordonner à quelqu’un d’aller chercher le chirurgien, Bolitho l’avait interrompue tout net :

— Je n’ai rien ! C’est ma sacrée montre que la balle a touchée !

Elle avait renversé la tête en arrière et éclaté de rire.

Cette réaction inattendue l’avait exaspéré. Mais comme elle lui prenait la main, incapable de réfréner son fou rire, il s’était mis à rire lui aussi. Qui sait si ce n’était pas cet épisode, plus que toute autre chose, qui l’avait remis sur pied, lui permettant de se débarrasser d’une angoisse qu’il avait été contraint de cacher jusque-là.

Ces souvenirs venaient-ils de transparaître sur son visage ? Elle lui demanda doucement :

— Puis-je savoir…

— A quoi je pense ?

Il eut un sourire bizarre :

— Je pensais à quelque chose. À ma montre.

Il vit que sa lèvre recommençait à trembler. Comment n’avait-il pas remarqué plus tôt la finesse de son menton et de sa gorge ? Maintenant, il était trop tard. Bolitho se sentit rougir. Pourquoi ?

Elle approuva de la tête :

— C’était cruel de ma part de rire ainsi. Mais vous aviez l’air si furieux ! À votre place, n’importe qui aurait été infiniment soulagé…

Elle détourna son visage quand Herrick lança :

— Paré à mouiller, commandant !

— Poursuivez, monsieur Herrick.

— A vos ordres, commandant ! s’exclama-t-il.

Mais ses yeux étaient posés sur la femme. Puis il se hâta jusqu’à la rambarde de dunette et cria :

— A border les bras sous le vent ! À virer vent devant !

L’Undine évolua gracieusement et vint dans le vent ; son ancre souleva une lourde gerbe dans une eau si bleue que l’on aurait dit du satin.

Puigserver tendit le bras vers une petite procession d’embarcations qui s’avançait déjà à la rencontre du navire :

— Voici venu le temps des cérémonies, capitan, dit-il. Ce pauvre Rojart aurait aimé être là.

Il paraissait un autre homme : son regard d’acier trahissait son besoin d’agir, il avait hâte de mettre ses plans à exécution.

Derrière lui, Raymond observait l’approche des bateaux avec plus de crainte que de joie.

L’ancre crocha, les voiles furent proprement ferlées, et les ponts de l’Undine se mirent à grouiller de vie : l’équipage se disposait à embarquer des marchandises et des visiteurs, à exécuter tous les ordres qu’on lui donnerait. Il devait se préparer à appareiller de nouveau en quelques heures, si cela était nécessaire.

Bolitho savait que l’on aurait besoin de lui pour une douzaine de décisions urgentes à la fois. Déjà, il voyait que le commissaire cherchait à accrocher son regard, tandis que Mudge attendait pour lui suggérer ou lui demander quelque chose.

— Peut-être, dit-il, vous verrai-je à terre, madame Raymond.

Les autres tendaient l’oreille. Il sentait la force de leurs regards et de leur curiosité.

— Cette traversée n’a pas été facile pour vous et je souhaiterais vous remercier pour votre, euh…

Il bredouilla en voyant que sa lèvre à nouveau vibrait légèrement.

— … de votre compréhension.

— Et je souhaiterais à mon tour, commandant, répondit-elle avec la même gravité, vous remercier de votre cordiale hospitalité.

Bolitho s’apprêtait à s’incliner devant elle, mais elle lui tendit la main en disant :

— A nous revoir, commandant.

Il prit sa main et en toucha le dos de ses lèvres. Il lui sembla qu’elle lui serrait la main de façon imperceptible : quand il releva la tête, il lut dans ses yeux que ce n’était pas pure coïncidence.

Tout était terminé : il fut tout de suite pris dans le tourbillon des envoyés du gouverneur qu’il fallait recevoir, et des dépêches à remettre à l’officier commandant la vedette de garde.

La chaloupe au dais de couleur vive déborda et s’écarta de l’ombre noire de l’Undine ; Bolitho vit ses passagers regarder en arrière dans sa direction, ils rapetissaient à chaque coup d’aviron.

— Je suppose, dit Herrick d’un ton jovial, que vous serez heureux de recouvrer l’usage de votre cabine, commandant. Vous avez attendu assez longtemps.

— Certes, Thomas. Oui, oui, bien sûr.

— A présent, commandant, à propos des matelots qui nous manquent…

Herrick avait lu le mensonge dans les yeux verts de Bolitho et estimé prudent de glisser sans tarder sur un autre sujet.

 

Ce n’est qu’en fin d’après-midi que Bolitho reçut une convocation pour se présenter personnellement au gouverneur. D’abord il s’était dit que cette partie de sa mission avait été annulée, ou que son statut à Madras était si insignifiant qu’il devait rester en rade et exécuter les ordres quand les autorités concernées jugeraient bon de lui en donner.

Accompagné de Herrick et de l’aspirant Keen, il se fit déposer à terre par la gigue de l’Undine, et cela malgré l’insistance de l’écuyer plein de morgue affirmant qu’un bateau local serait plus convenable, plus confortable aussi.

Un landau les attendait pour les transporter jusqu’à la résidence du gouverneur et, le temps que dura le court trajet, ils n’échangèrent pas un mot. Bolitho fut complètement absorbé par les couleurs vives, la foule jacassante, la complète nouveauté de cette ville. Il trouva les indigènes fort intéressants. Comme leurs peaux étaient différentes ! Elles allaient d’une simple couleur mate, guère plus foncée que le bronzage du jeune Keen, jusqu’à un noir d’encre comparable à celui des guerriers qu’il avait vus en Afrique. Les turbans et les saris, le bétail et les chèvres efflanquées, tout cela s’entrecroisait au long des ruelles sinueuses, devant des échoppes et des bazars aux rideaux légers, dans un panorama sans fin de bruit et de mouvement.

La résidence du gouverneur tenait davantage du fort que du domicile privé, avec ses meurtrières et les troupes indiennes qui y montaient la garde. Fort impressionnants étaient ces barbus portant turban, vêtus de l’habit rouge habituel de l’infanterie britannique, assorti de pantalons bleu marine bouffants et de hautes guêtres blanches.

Herrick montra d’un geste le drapeau qui pendait, inerte, au sommet d’un mât élevé et murmura :

— Cela au moins, nous connaissons.

Une fois franchis les vantaux imposants, une fois dans l’ombre fraîche de la demeure, c’était un autre monde ; le bruit de la rue restait à la porte, et tout ici respirait une atmosphère d’élégance surveillée : la finesse des tapis, l’opulence des décors de laiton poli, les domestiques aux bras nus qui se déplaçaient sans bruit comme des fantômes, et les corridors carrelés donnant dans toutes les directions, comme ceux d’un labyrinthe.

L’écuyer dit avec douceur :

— Le gouverneur va vous recevoir tout de suite, commandant.

Il jeta un coup d’œil peu amène à la suite de Bolitho.

— Seul, ajouta-t-il.

Bolitho regarda Herrick :

— M. Keen restera pour le cas où j’aurais besoin de transmettre des ordres au navire. Vous pouvez disposer de votre temps comme bon vous semble.

Il se détourna afin que l’écuyer ne vît pas son visage :

— N’oubliez pas d’ouvrir l’œil : nous avons besoin de nouvelles recrues.

Herrick sourit, soulagé sans doute de voir qu’on lui épargnait une nouvelle séance de questions et réponses. Les visiteurs à bord l’avaient tenu en haleine depuis qu’on avait jeté l’ancre. La vue d’une frégate anglaise semblait soulever plus d’intérêt que les allées et venues des navires marchands : c’était un lien avec le pays. Chacun se tenait à l’affût du moindre mot, du moindre indice sur ce qu’il avait laissé derrière lui en partant à la recherche d’un empire.

— Bonne chance, commandant. Nous sommes bien loin de Rochester !

L’écuyer le regarda s’en aller, puis regarda Keen. Il dit à Bolitho :

— Je puis faire expédier ce jeune homme au cantonnement des troupes, si vous le désirez.

— Je suis certain, répondit Bolitho en souriant, qu’il sera plus heureux ici.

Keen défia froidement l’écuyer du regard et répliqua :

— Certes, Monsieur !

Et il ne put s’empêcher d’ajouter :

— Mon père sera heureux d’apprendre par ma prochaine lettre combien vous vous êtes montré hospitalier.

— Son père, dit Bolitho en se détournant, est propriétaire d’une part significative de votre comptoir de négoce ici.

L’écuyer en resta coi, mais bientôt il lui montrait le chemin le long du plus imposant des corridors. Il ouvrit certaine porte à deux battants et annonça, avec ce qui lui restait de dignité :

— Le commandant Richard Bolitho, de la frégate de Sa Majesté, l’Undine.

Bolitho connaissait déjà le nom du gouverneur, mais pas grand-chose d’autre à son sujet. Sir Montagu Strang était presque caché derrière un énorme bureau dont les côtés semblaient être en ébène, et dont les pieds d’argent étaient sculptés en forme de grosses griffes. Strang, un homme frêle à cheveux gris, dont le teint pâle révélait qu’il avait été touché par les fièvres, avait des paupières tombantes et une bouche mince qui semblait ignorer le sourire. Il regarda Bolitho s’approcher le long du tapis bleu, comme un chasseur étudie une proie éventuelle :

— Bienvenue, Bolitho.

Les coins de la bouche mince se retroussèrent un bref instant, et il sembla que cet effort lui arrachait une souffrance.

Et à ce moment seulement, Bolitho comprit que l’étrange attitude de Strang n’était pas l’effet du dédain. Quand il eut fait le tour du bureau, il vit que le gouverneur le recevait debout, et non pas assis dans un fauteuil comme il l’avait d’abord supposé :

— Merci, Monsieur.

Bolitho essaya de celer sa surprise ou, pire, sa pitié. Jusqu’à la ceinture, sir Montagu avait des proportions normales, quoique petites. Mais ses jambes étaient celles d’un nain et ses belles mains semblaient lui pendre jusqu’aux genoux.

Strang continua sur le même ton cassant :

— Donnez-vous la peine de vous asseoir. J’ai peu de choses à vous dire en particulier, avant que nous allions rejoindre les autres.

Il le toisa de pied en cap avant d’ajouter :

— J’ai lu votre rapport, et ce qu’ont écrit certains de ceux qui vous ont vu agir. Vous vous êtes fort bien comporté, et votre traversée a été rapide. Cette action pour tenter de sauver les gens du Nervion, et l’attaque contre le négrier, quand bien même elle ne représente qu’un succès partiel, voilà les deux meilleures nouvelles de la journée.

Bolitho s’assit sur le bord d’un fauteuil aussi imposant qu’un trône et s’aperçut brusquement que le grand éventail qui s’agitait au-dessus de leurs têtes était manœuvré par un Indien. L’homme, tout petit, se tenait accroupi dans un angle éloigné de la pièce ; selon toute apparence, il dormait, mais son pied nu se déplaçait pour actionner l’éventail au moyen d’une cordelette.

Strang revint s’asseoir à son bureau. Bolitho supposa qu’il devait toujours se comporter ainsi avec un nouveau visiteur, de façon à couper court à toute gêne due à son état. Il avait entendu dire que Strang avait passé de nombreuses années en Inde, en tant que représentant du gouvernement et conseiller en affaires commerciales et indigènes : c’était un homme fort bien placé. Pas étonnant qu’il eût choisi d’exercer le pouvoir ici ; cela valait mieux que de souffrir les affronts incessants des Londoniens, et de les voir écarquiller les yeux sur son passage.

— A présent, Bolitho, dit-il calmement, au travail. Je n’ai attendu que trop longtemps vos dépêches. Je me demandais si mes suggestions initiales avaient été acceptées. Le naufrage du Nervion est un rude coup, mais votre détermination à poursuivre le voyage sans prendre de nouveaux avis compense en grande partie cette perte. Vous avez conquis, semble-t-il, l’estime de don Puigserver : il reste d’ailleurs à voir si c’est une bonne chose ou pas.

Bolitho remarqua un éclair de colère sous les paupières tombantes :

— Les Espagnols ont laissé passer leur chance à Teluk Pendang. C’est une race de voleurs et non de bâtisseurs. Ils n’ont pas grand-chose à offrir, à part le sabre et le goupillon.

Bolitho croisa les mains, essayant de ne pas laisser son imagination s’envoler après ce qu’il venait d’entendre : ainsi, sa mission n’était pas caduque. L’Undine allait partir pour Teluk Pendang.

— Je vois, dit brusquement Strang, que vous êtes en avance sur moi, Bolitho ! Permettez-moi de faire ce que je peux pour vous rattraper, n’est-ce pas ?

Il eut un bref sourire :

— Mais il est réconfortant de rencontrer un homme capable de réfléchir.

Bolitho entendit, hors de la fraîche quiétude de la pièce, l’appel lointain d’un clairon : une complainte, aurait-on dit.

Strang surprit son expression et enchaîna :

— Nous avons eu du mal pendant la guerre. Hyder Ali, le souverain de Mysore, est plein de haine à notre égard ; il a le soutien sans réserve des Français. Sans la marine royale, j’en ai peur, ce serait la fleur de lys* [4] qui flotterait ici en lieu et place de notre pavillon.

Il continua sur un ton presque banal :

— Mais cela ne change rien pour vous. Plus tôt nous installerons un gouverneur britannique à Pendang Bay, plus je serai content. Depuis la fin de la guerre, la garnison locale espagnole, qui se compose principalement de soldats indigènes, a été passablement désorganisée. Les fièvres, ainsi que quelques mutineries, ont rendu tout travail impossible. Je ne suis guère surpris que le roi d’Espagne soit disposé à se débarrasser de ce comptoir.

Sa voix se durcit :

— Néanmoins, sous notre protection, il prospérera. Le souverain local est à peu près inoffensif. La preuve, c’est que la garnison espagnole est toujours vivante. Mais plus loin, à l’ouest, se trouve une vaste zone mal cartographiée qui est le fief d’un autre prince moins débonnaire, Muljadi. Si nous devons étendre nos conquêtes, il doit être tenu en respect : me suis-je bien fait comprendre ?

— Je pense, oui, Monsieur.

Bolitho fronça les sourcils :

— Vous avez de lourdes responsabilités.

— Absolument. C’est toujours la cime de l’arbre que le vent remue, Bolitho.

— Je ne suis pas certain d’avoir compris ce que je suis censé faire, Monsieur. Est-ce qu’une garnison de nouvelles recrues ne représenterait pas une force plus appropriée que la mienne ?

— Erreur !

Strang poursuivit d’une voix caustique :

— Je n’ai à ma disposition que des troupes indigènes, pour la plupart encadrées par des officiers britanniques dont la conscience a été altérée par la chaleur et d’autres, euh… attractions locales. J’ai besoin de mobilité, votre navire me la donne. Les Français, comme vous le savez à présent, sont vivement intéressés. Ils ont une frégate quelque part dans ces eaux et cela aussi, vous le savez. C’est pour cette raison que je ne puis me permettre de conflit ouvert. Si nous voulons réussir, nous devons rester dans notre bon droit.

— Et si ce Muljadi nous résiste, ou s’oppose à nos amis, Monsieur ?

Strang marcha jusqu’à la tapisserie murale et la toucha légèrement :

— Nous l’écraserons.

Il pivota sur ses talons avec une agilité surprenante :

— Au nom du roi.

Il saisit une clochette et la secoua avec impatience :

— Je prends mes dispositions pour le transport des troupes et des fournitures nécessaires. La Compagnie des Indes orientales fournira un navire en temps utile. Le reste, c’est votre affaire. Enfin, sous la responsabilité du nouveau gouverneur, le contre-amiral Beves Conway ; il a pris la plupart des dispositions.

Strang lança à Bolitho un regard rapide :

— Ainsi, vous le connaissez ?

— Enfin, oui, Monsieur.

Une douzaine de souvenirs se présentèrent en même temps à la mémoire de Bolitho :

— Il commandait le Gorgon, un vaisseau de soixante-quatorze canons, c’était mon deuxième embarquement.

En dépit de la mine austère de Strang, il sourit :

— J’avais seize ans.

— Eh bien, vous formerez sûrement une équipe intéressante.

Strang avisa, par la porte ouverte, un domestique qui le regardait anxieusement :

— Conduisez le commandant au grand salon. Et la prochaine fois que je sonne cette clochette, je veux vous voir immédiatement !

Tandis que Bolitho s’apprêtait à prendre congé, Strang ajouta :

— Vous avez vu un navire de la Compagnie quitter le port au moment où vous arriviez aujourd’hui ?

— Oui, Monsieur.

— Il rentre en Angleterre. Avec une fameuse cargaison, dit-il en souriant faiblement. Non, je ne suis pas bourrelé de regrets ni obsédé par l’envie de rentrer à la maison, laquelle se trouve de toute façon en Ecosse. Je souhaitais simplement que vous sachiez ceci : l’équipage de ce navire a fêté son départ toute la nuit. Ils ont trop bu, comme toujours, les marins.

Il lui tourna le dos :

— Une vingtaine de leurs matelots étaient trop soûls pour remonter à bord. Mes officiers les ont appréhendés. Ils ont assez de travail pour n’avoir pas en plus sur les bras une bande de guignols qui, s’ils avaient fait partie de l’équipage d’un navire de guerre, auraient reçu le fouet pour désertion. Je ne veux plus entendre parler d’eux, mais si vos lieutenants peuvent accepter cette responsabilité supplémentaire, je suis certain que vous pourriez avoir usage de quelques hommes de plus.

— Merci, Monsieur, répondit Bolitho en souriant.

— Je vous rejoins tout de suite. Allez trinquer avec mes collaborateurs.

Bolitho trouva Keen dans le hall d’entrée et lui transmit la nouvelle sans délai.

L’aspirant ouvrit des yeux ronds et dit :

— Je vais prévenir immédiatement M. Davy, commandant. Mais je me demande si la Compagnie appréciera de voir que vous débauchez ses hommes. Pas plus, ajouta-t-il en ricanant, que les intéressés eux-mêmes, commandant !

Bolitho longea en hâte le couloir, il avait vu que le domestique l’attendait ; il recommença à penser à son entretien avec Strang. Beves Conway, à l’époque commandant d’un deux-ponts, avait toujours été pour Bolitho une sorte de héros. Froid et distant à bien des égards, c’était cependant un grand marin, et qui se refusait à montrer une dureté excessive, fût-ce à l’égard de ses aspirants. Il avait quitté le Gorgon avant Bolitho ; il en avait gardé le commandement plusieurs années. Par la suite, il avait complètement disparu, ce qui était inhabituel dans la Marine. Les visages, comme les navires, allaient et venaient régulièrement, tels la mer et le vent qui gouvernaient leurs existences. Avec Conway aux commandes, les échecs ne seraient guère tolérés, songea Bolitho.

Introduit dans une salle voûtée, le fameux grand salon, il eut la surprise d’y trouver une petite foule qui comptait même un certain nombre de femmes.

Il aperçut Raymond et Puigserver, encore vêtu d’habits de fortune, en conversation animée avec un major à la lourde mâchoire.

Raymond tourna immédiatement le dos à ses amis, et sans même adresser un salut à Bolitho, se mit à le guider autour de la pièce, faisant les présentations, incapable de cacher son impatience si on lui posait des questions concernant l’Angleterre, ou la dernière mode au pays : la notion de « pays » était un peu vague, mais la plupart de ses interlocuteurs semblaient se référer à la ville de Londres. Raymond marqua une pause, et Bolitho en profita pour prendre un verre de vin des mains d’un domestique qui s’inclina.

— Quelle bande de paysans ! s’exclama Raymond.

Ayant répondu au sourire d’une dame qui passait, il ajouta avec fiel :

— Mais ils vivent bien ici !

Bolitho le regarda avec curiosité : Raymond avait essayé d’étaler son mépris, mais n’avait réussi qu’à montrer sa jalousie.

Puis il entendit une voix familière et en se tournant, observa Mme Raymond. Elle bavardait avec une personne qui ne lui avait pas été présentée.

Mme Raymond l’aperçut immédiatement et lui lança :

— Venez donc vous joindre à nous !

Son sourire s’effaça presque quand elle remarqua son mari :

— Nous parlions des coutumes locales.

Et Raymond déclara brusquement :

— Le contre-amiral Conway, nouveau gouverneur de Teluk Pendang.

Conway tournait le dos à Bolitho. Il portait un habit vert bouteille assez terne, ses épaules voûtées donnaient l’impression qu’il était penché vers l’avant. Il se tourna vers Bolitho qui remarqua la mobilité de ses yeux : ils relevaient tout ce qu’ils voyaient.

— Heureux de vous revoir, commandant, dit Bolitho.

Il ne savait qu’ajouter. S’il avait rencontré Conway à Plymouth ou à tout autre endroit, il ne l’aurait pas reconnu. Comment un homme pouvait-il changer à ce point en douze ans ? Il était très mince, et comme dévoré par un feu intérieur avec deux profonds sillons qui descendaient vers les mâchoires de chaque côté de son nez crochu ; la bouche semblait suspendue entre ces deux rides. Seuls les yeux, froids, calculateurs, n’avaient pas changé. Conway tendit la main :

— Richard Bolitho, n’est-ce pas ?

La poignée de main, comme le ton de la voix, étaient secs :

— Et rien de moins qu’officier supérieur ! Bien, bien.

Bolitho essaya de se détendre. C’était comme regarder quelqu’un à travers un masque. Contre-amiral, d’accord ! Mais toute ancienneté mise à part, Conway n’avait qu’un grade de plus que lui : il était officier général. Et pas de titre de noblesse, aucune médaille particulière pour marquer son ascension vers le succès.

— J’ai eu beaucoup de chance, commandant, dit-il doucement.

Mme Raymond toucha de son éventail la manche de Conway :

— Il est bien trop modeste. J’ai eu amplement l’occasion de voir le commandant à la tâche, et d’entendre ses exploits passés.

Conway leur décocha un regard oblique :

— Est-ce qu’il les raconte bien, Madame ?

— Ce sont d’autres personnes qui m’en ont parlé.

Et, le foudroyant du regard :

— Il est plus facile d’ouvrir une huître avec une plume que d’obtenir du commandant des éloges de lui-même !

Conway prit entre deux doigts un fil accroché à son gilet :

— Je préfère ça.

— Il semble, intervint Raymond, que je doive vous accompagner jusqu’au nouveau comptoir, Monsieur.

Il ne cherchait pas à cacher sa hâte de distraire l’attention de Conway de la colère soudaine de sa femme.

— C’est exact.

Conway regarda Bolitho :

— Le commandant vous dira que je ne suis pas homme à tolérer la moindre erreur. J’ai besoin d’avoir sous la main tous ceux qui sont intéressés au transfert de souveraineté.

Il regarda la petite foule qui jacassait alentour :

— Rien ne sert de rester ici, dans cette prison dorée ; je vous veux sur le terrain.

Derrière son épaule, Mme Raymond regarda Bolitho et fit la moue.

— Maintenant, dit Conway, je dois aller m’entretenir avec les militaires. Si vous voulez bien m’excuser, Madame, conclut-il avec un signe de tête.

Raymond n’attendit que quelques secondes pour exploser :

— Cette scène était vraiment nécessaire, Viola ? Par Dieu, Conway peut être important pour moi, pour nous !

Elle regarda Bolitho :

— Il est plein de son importance, il est vaniteux…

Elle cherchait ses mots.

— … comme un paon ! Et cela me rend malade, ajouta-t-elle à l’adresse de son mari, de te voir ramper devant pareil personnage. Il faut toujours que tu emboîtes le pas à des ratés.

Raymond la regarda :

— Mais c’est le nouveau gouverneur ! Raté ! Que veux-tu dire ?

D’un sourire éblouissant, elle salua quelqu’un qui traversait la pièce.

— Tu ne comprends rien. C’est un raté. Il suffit de le regarder !

Curieusement, Raymond sembla soulagé :

— C’est tout ? Je craignais que tu n’aies entendu dire quelque chose.

Il regarda dans la direction de Conway :

— Je ferais mieux de le rejoindre. Sir Montagu Strang m’a donné ordre de l’aider dans toute la mesure de mon expérience.

Elle ouvrit son éventail devant sa bouche pour chuchoter :

— Cela ne devrait pas prendre longtemps.

Puis, glissant sa main sous le bras de Bolitho :

— Et maintenant, commandant, vous pouvez me servir de cavalier, si vous le désirez.

Bolitho restait interdit après cette brève rencontre, étonné aussi de voir ce que Conway était devenu.

Elle lui pressa le bras :

— J’attends.

— C’est un honneur pour moi, dit-il en souriant de son impatience, et merci d’avoir pris ma défense. Je ne parviens pas à comprendre, ajouta-t-il en secouant la tête, comment Conway a pu en arriver là.

Les doigts de Mme Raymond s’enfoncèrent dans son bras :

— Un jour, quelque stupide officier dira la même chose de vous.

Elle eut un mouvement brusque de la tête :

— De toute façon, c’était la vérité : vaniteux comme un paon !

Bolitho vit le major à la grosse mâchoire les regarder, puis se détourner pour murmurer quelque chose à l’oreille d’un compagnon d’arme.

— Nous allons faire jaser, Madame, si nous nous affichons ainsi.

— Tant mieux, répondit-elle en le regardant calmement. Cela vous gêne ?

— Ma foi, non.

Elle approuva :

— Et mon prénom est Viola. Appelez-moi Viola désormais.

 

Conformément à ce qu’il avait annoncé, sir Montagu Strang ne perdit pas de temps pour mettre à exécution les plans qu’il avait mûrement réfléchis. Deux jours après l’arrivée de l’Undine à Madras, un lourd transport battant pavillon de la Compagnie des Indes orientales, le Bedford jeta l’ancre dans la rade et commença à embarquer des marchandises et des équipements pour le nouveau comptoir.

Après sa première visite à la résidence du gouverneur, Bolitho n’avait guère eu le temps de se détendre. Personne ne savait grand-chose de Teluk Pendang, à l’exception de ceux qui avaient eu sur place des échanges commerciaux : Bolitho eut quelque difficulté à rassembler les informations nécessaires. Mudge, qui connaissait bien la région, approuvait la mission du bout des lèvres. Quand Bolitho avait rendu visite au capitaine du Bedford, ce dernier l’avait complimenté non seulement pour sa traversée, mais aussi pour sa conduite présente : ainsi, il venait demander conseil à un officier de la Compagnie !

— Votre démarche me surprend, avait-il remarqué, amusé. La plupart des officiers de la Marine royale préféreraient se jeter au plain plutôt que de venir se renseigner auprès de simples civils !

Bolitho se demandait ce qu’eût été l’attitude du capitaine s’il avait su qu’il venait de subtiliser une vingtaine de matelots à la toute-puissante Compagnie.

Avant de quitter le vaisseau de transport, il avait aperçu pour la première fois les hommes de troupe destinés à remplacer la garnison espagnole. Ils semblaient bien avoir l’intention de s’établir définitivement dans le nouveau comptoir, puisqu’ils étaient accompagnés d’un grand nombre de femmes et d’enfants, sans parler des différents types de bétail et d’une énorme quantité de vaisselle et de récipients, dont on se demandait où ils pourraient bien être rangés. Le capitaine du Bedford n’avait pas l’air de se faire beaucoup de souci, Bolitho estima donc qu’il s’agissait là de la façon habituelle d’installer une garnison.

Il était en train de rédiger dans sa cabine son rapport final, quand Herrick se présenta pour annoncer qu’une chaloupe approchait, avec pour seul passager le contre-amiral Beves Conway.

Bolitho se hâta de monter sur le pont, se demandant vaguement pourquoi Conway n’avait plus repris contact avec lui depuis l’arrivée de l’Undine, et un peu inquiet qu’il n’eût pas annoncé sa visite. À son grand étonnement, il vit que Conway portait encore son habit vert, sans sabre ni décoration. Il n’était même pas coiffé de son chapeau quand il enjamba la coupée et s’inclina courtoisement pour saluer la garde d’honneur de Bellairs, et la dunette en général :

— Votre frégate est bien tenue, Bolitho.

D’un coup d’œil, il avait tout vu. Bolitho essaya de se défaire de son ressentiment passager concernant l’attitude de Conway.

Peut-être était-ce dans ses manières, après tout, peut-être se conduisait-il déjà ainsi à bord du Gorgon, à l’époque où Bolitho observait avec une crainte respectueuse ses apparitions régulières sur la coupée ou à la poupe :

— Renvoyez la garde d’honneur. Je suis ici à titre privé.

Conway s’avança jusqu’à une pièce de six et en caressa la culasse de la main. Puis il regarda dans les hauts où quelques matelots galipotaient le gréement qui brillait comme de l’ébène :

— Il n’a pas mauvaise allure, dit-il, approbateur.

Puis il tourna son attention vers le Bedford, dont les cornes de charge s’activaient au-dessus des allèges et de petites embarcations qui se pressaient contre sa muraille.

Bolitho put à loisir observer l’amiral de plus près, et constater qu’il avait le cheveu rare, et gris.

Sans se retourner, Conway lui demanda :

— Quand pensez-vous arriver à notre destination ?

— Si nous avons des vents favorables, commandant, et d’après les renseignements que j’ai pris, j’espère atterrir en dix-huit jours. Trois semaines au maximum. On m’a déjà dit que je dois précéder le transport.

— C’était mon idée.

Conway se tourna et lui lança un regard inquisiteur :

— A quoi bon prendre du retard en attendant ce maudit ponton ?

— Ainsi, vous ferez le voyage à bord de l’Undine, commandant ?

— Déçu ? demanda Conway en haussant les épaules. Bien sûr que je viens avec vous. J’ai pris mes dispositions pour que mes bagages soient embarqués cet après-midi.

Bolitho dit mentalement adieu à sa cabine. Il y avait pensé souvent, depuis son arrivée à Madras. D’une certaine façon, il pouvait faire le point de ses erreurs grâce aux cartes qu’il avait en main. Avoir Puigserver à bord était une chose, Conway une autre. Ce serait un peu comme d’être à nouveau sous les ordres de l’amiral.

— Je vais informer immédiatement mon second, commandant, dit Bolitho.

— Herrick ? dit-il d’une voix indifférente. Inutile.

Bolitho le regarda : voilà qui n’était pas dans la manière de Conway. Puis, essayant derechef :

— Au moins devrons-nous arborer la marque d’un contre-amiral à l’artimon quand nous atteindrons Teluk Pendang, commandant.

L’effet de sa phrase fut stupéfiant. Conway fit volte-face, défiguré par la rage :

— Comment osez-vous ? Vous donnez dans le sarcasme, à présent ? Si c’est le cas, j’aurai tôt fait de vous casser les reins pour votre insolence !

Bolitho essaya de rester calme. Herrick, tout près, le regardait avec inquiétude :

— Je suis désolé, commandant. Je n’avais nulle intention de vous manquer de respect.

Conway prit une profonde inspiration :

— Pas de marque, Bolitho. Je ne suis que le gouverneur choisi pour Pendang Bay, un siège totalement inconnu, de vous comme du reste du monde jusqu’à présent.

L’amertume lui déformait la voix :

— A tous égards, j’ai quitté la Marine. Voilà qui vous éclairera sur l’étiquette à respecter.

Bolitho le regarda : soudain, il comprenait. Si Conway avait repoussé cette explication autant qu’il avait pu, ce n’était pas par arrogance, ou par envie face à l’ascension rapide de Bolitho depuis leur rencontre précédente, mais parce qu’il était un homme fini. Bolitho reprit :

— Eh bien, commandant, nous respecterons ces règles de notre mieux. Je m’y engage, dit-il en détournant la tête. Depuis que je me suis engagé dans la Marine, j’ai été, dans bien des circonstances, favorisé par la chance, par dame Chance, comme dirait mon second. Mais je n’ai jamais oublié où j’ai acquis pour la première fois de précieuses expériences, ni la patience de mon premier commandant.

Conway tripotait son gilet, peu soucieux apparemment du soleil qui lui frappait le cou et les épaules :

— Voilà qui est courtoisement dit.

Il regarda ses mains, puis les croisa derrière son dos.

— Pouvons-nous descendre ?

Une fois dans la cabine, il commença à faire les cent pas, touchant les meubles, furetant dans tous les angles sans mot dire.

Puis il remarqua un des quakers en bois et dit sèchement :

— Ils ont été installés à cause de cette femme, n’est-ce pas ?

— Oui, commandant ; je veillerai à les laisser là jusqu’à ce que vous ayez pris votre nouveau commandement.

Il aurait voulu dire « nouvelles fonctions », mais le mot « commandement » lui avait échappé.

Conway le regarda, son visage était vide de toute expression :

— Non, dit-il enfin. Remettez les canons en place. Je n’ai pas besoin d’être gâté. Je veux que ce navire soit prêt à tout engagement, quelques canons de moins peuvent faire une fâcheuse différence.

Il ne donna pas d’explication supplémentaire, mais demanda sur le même ton cassant :

— Cette femme ? Mme Raymond. Comment a-t-elle supporté ces trois mois sur un vaisseau de cinquième rang ?

— Mieux que je n’aurais craint.

— Hmm.

Il dévisagea sombrement Bolitho, qui le voyait à contre-jour :

— Prenez garde, avec elle. Elle a trois ans de plus que vous, mais son expérience est infiniment plus étendue que la vôtre.

Bolitho se hâta de changer de sujet :

— Puis-je vous demander quand nos ordres de mission arriveront, commandant ?

— Probablement demain, mais je puis vous le dire dès maintenant : vous appareillerez le lendemain du jour où vous recevrez vos ordres. Pas de retard, et il vous faudra faire force de voiles. Nous aurons une conserve.

— Commandant ?

Bolitho était certain que Conway pensait à autre chose, même s’il énonçait ses idées avec une parfaite clarté :

— Un brick : don Puigserver l’a armé pour son usage personnel, en partie sur mon conseil. La guerre est trop près de nous pour que je prenne un Espagnol comme ami.

— Je vois, commandant.

— Non, vous ne voyez pas, mais ça ne fait rien.

Marchant jusqu’aux fenêtres d’étambot, il regarda le littoral, et les innombrables petites embarcations qui se bousculaient sur le front de mer, comme des insectes affairés :

— J’aimerais rester à bord, Bolitho.

— Jusqu’à l’appareillage, commandant ?

Bolitho jeta un coup d’œil circulaire à sa cabine : elle était bien petite à côté d’une résidence à terre.

— Oui.

Il se détourna des fenêtres :

— Avez-vous une objection ?

Un instant, Bolitho reconnut la voix familière :

— Non, commandant, répondit-il en souriant. J’attendais l’occasion de goûter certain petit vin que j’ai apporté de Londres, je…

— Londres, soupira Conway. Maudite ville ! Je n’y ai pas mis les pieds depuis cinq ans. La peste soit des Londoniens et de leur égoïsme !

— Peut-être ont-ils changé depuis…

— Les gens ne changent pas, Bolitho.

Il posa la main sur sa poitrine :

— Tout au moins pas là, dedans. Vous devriez être bien placé pour le savoir. Quand j’ai appris qui commandait le bateau chargé de mon transport, je savais qui j’aurais en face de moi : vous n’êtes peut-être plus tout à fait aussi gai, ni aussi crédule, mais vous n’avez pas vraiment changé.

Bolitho garda le silence, observant les émotions que reflétait le visage de son interlocuteur ; ils étaient tous deux plongés dans leurs souvenirs.

— Le Gorgon me semble si loin maintenant… J’ai connu à son bord les meilleurs moments de ma vie, je ne le savais pas, alors.

— Votre nouveau poste, avança prudemment Bolitho, vous amènera peut-être à changer d’avis, commandant.

— Vous croyez ?

Conway eut un sourire, mais dépourvu de la moindre lueur d’humour :

— On me l’a confié parce que je réussirai. Je dois réussir. Je n’ai rien d’autre. Quand vous faites un faux pas, Bolitho, on vous donne parfois une dernière chance de vous racheter.

Il claqua ses mains l’une contre l’autre :

— Et j’ai bien l’intention de réussir !

On frappa à la porte et Allday entra dans la cabine :

— Qui est ce bougre ?

— Mon patron d’embarcation, commandant.

Bolitho ne put se retenir de sourire en voyant la stupeur qui se peignait sur le visage d’Allday.

— Je vois.

— Avec les respects de M. Herrick, dit Allday, pourriez-vous monter sur le pont pour recevoir le capitaine du Bedford ?

Bolitho s’excusa auprès de Conway et suivit Allday.

— Bougre, commandant ? chuchota Allday. C’est un peu cavalier, je trouve.

— Je suis certain, répondit Bolitho hilare, que, quand il te connaîtra mieux, il t’appellera par ton prénom !

Allday le regarda avec méfiance, puis gloussa :

— Je n’en doute pas, commandant.

Et, baissant la voix :

— Un message est arrivé à bord.

Il lui tendit une carte gravée, toute petite dans sa large paume.

On avait écrit au dos : « Huit heures. Veuillez venir. »

Bolitho reporta les yeux sur le visage impassible d’Allday :

— Qui t’a donné ça ?

— Un laquais, commandant, dit-il sans ciller. La dame sait qu’elle peut se fier à moi.

Bolitho se détourna pour qu’Allday ne vît pas l’effet que produisaient sur lui ces paroles :

— Merci.

Allday le regarda gagner en hâte l’échelle de dunette et sourit :

— Cela va lui faire du bien.

Il vit le fusilier marin en sentinelle qui l’observait, et lui décocha avec un sourire :

— Alors, vieux bougre, qu’est-ce que tu as à rester bouche bée ?

 

Capitaine de sa Majesté
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